Le choix des mots ou la psychanalyse volontairement ignorée (Brève 2)

« Troubles neurologiques fonctionnels : les patients en mal de reconnaissance » dans le dossier du Monde scientifique[1]

BRÈVE 2
Laure Baudiment
Paris, le 13 septembre 2024

Sortons de la passion et posons les faits. Rien de bien nouveau sur la planète TNF : ils concernent 72 % des femmes ! La journaliste fait défiler le monde actuel en citant une neurologue : « Et lorsqu’on s’y est intéressé, on a utilisé l’hystérie pour discréditer les femmes en avançant qu’elles en faisaient trop pour se faire remarquer »[2], mais n’en tire rien de nouveau, si ce n’est un nouveau lexique. Les spécialistes, les experts n’ont plus le droit de parler de maladie mentale, de souffrances psychiques, d’hystérie, de symptômes de conversion, mais doivent s’accorder à la volonté des patients, de techniciens, ceux du DSM qui ont effacé toute référence à la psychiatrie puis à la psychanalyse. C’est l’air des neurosciences, l’air de la scientificité et du scientisme. Á ce propos, le Docteur Julien Faugeras dans son ouvrage Névrose obsessionnelle : les obsessions cachées qui corrompent la recherche et détruisent la société[3], constate que les conséquences médicales majeures résultant de la découverte freudienne « sont le plus souvent minimisées, compartimentées ou même littéralement annulées. » D’où mon retour aux antiques, qui semblent tellement plus modernes que le supplément scientifique du Monde. Pour le choix des mots, leur juste dénomination et leur utilisation, Platon ne nous a pas attendus : « Nommer est une partie de l’acte de parler »[4].

L’article tourne autour de la structure tout en récusant qu’il faille la prendre en compte. Je pourrais dès l’abord m’insurger : de qui se moque-t-on ? « Cette pathologie », comme l’écrit Lilas Perry, remontant à l’aube de l’humanité, avait déjà été repérée par Hippocrate. Charcot en a fait son principal sujet d’études ; ce fut la grande époque de la théorisation de cette névrose, puisque c’est ainsi que cela se nomme : une névrose. J’avoue que je ne me suis pas départie de ma passion. Si ce n’est pas de la colère, c’est de la stupeur. La psychanalyse a vu le jour à l’aide de ces femmes dites « hystériques ». Les recherches cliniques de Freud et des postfreudiens permirent que ces femmes aient enfin accès à un traitement efficace qui fait bien plus que soulager leurs troubles, puisqu’à l’aide de la psychanalyse et du travail sur les signifiants par l’utilisation de la libre association, l’être peut retrouver une vie libérée de ses symptômes, et sortir moins ignorant de surcroît ! ̶ pour détourner la fameuse formule lacanienne qui dit qu’en psychanalyse la guérison est de surcroît.

Que s’est-il passé de terrible durant ce siècle pour que fleurissent tant de prises en charge moïques, techniques de dressage diverses, pour que nous assistions à une telle annulation, négation, rejet – pour ne pas parler de déni – de la psychanalyse et de ses bienfaits et à une telle débandade de la lecture clinique des êtres. Utiliser des termes comme « pathologie », de « troubles », quand il s’agit de symptômes et de structure psychique. L’hystérie est une structure psychique, une façon de lire le monde mais aussi d’être au monde. Dans le Manuel clinique de psychanalyse[5] du RPH, vous pouvez lire : « Il est fréquent que la libido, son circuit pulsionnel ainsi que les conflits psychiques se mettent en scène à travers les symptômes qui s’inscrivent dans le corps : les symptômes de conversion, qui se présentent sous la forme de tableaux cliniques variés et non typiques. […] Dans l’hystérie, c’est le corps qui est l’arène du conflit psychique. »[6] Si Mai 68 fut une lutte contre des valeurs de la société – plus de maître à suivre – le moment actuel est une bataille pour ceux qui veulent continuer à penser dans la continuité historique. Strate après strate, le monde, la civilisation, le verbe, se sont construits.

De nos jours, les jeunes, le doigt sur leur écran, dans une suite ininterrompue d’images, rejettent tout ordre établi : celui de la grammaire en premier lieu, de l’histoire en second lieu, qu’ils relisent du bout de leur lorgnette. Bien que les langues ne soient pas figées et évoluent, les esprits eux le sont. Un psychanalysant, illustrant inconsciemment mon propos, constate : « J’arrive beaucoup plus à mettre des mots sur des situations, des sentiments, des faits. Il y a beaucoup de sujets où j’arrivais pas à m’exprimer. Le mot “mourir”, par exemple, je ne disais pas mourir ni aimer d’ailleurs. “Je t’aime” non plus. Dire “J’aime ma famille” était impossible comme s’il y avait une gêne à dire, à exprimer un fait, probablement parce que le faire par le passé de nommer une chose, une situation, un sentiment quel qu’il soit, peut être me faisait craindre que ma crainte allait devenir réalité, comme un enfant qui ne veut pas ouvrir les yeux parce qu’il a peur du monstre. Il va fermer les yeux pour ne pas voir la réalité du monde ». Souffre-t-il d’alexithymie comme dans l’exemple de ce papier du Monde ? Nous n’utilisons pas ce genre de termes durant la cure psychanalytique, mais le psychanalysant, lui, parle vrai et nomme désormais ses émotions. Pour beaucoup la psychanalyse est devenue le monstre imaginaire à abattre. Or, pour toucher « la réalité du monde » comme le dit si bien ce psychanalysant, rien ne vaut la méthode psychanalytique et ses techniques. Si le psychanalyste use sans cesse lors des cures de la technique de la nomination, c’est bien pour en arriver là : les mots « chose », « partir » au lieu de « mourir », entraînent l’application de la technique pour que le psychanalysant apprenne à nommer correctement, justement et véridiquement. Ce n’est pas Platon qui me contredira :

« Nommer est une partie de l’acte de parler
Socrate. – Et parler, n’est-ce pas aussi un acte ?
Hermogène. – Oui.
Socrate. – Est-ce donc en suivant l’opinion particulière sur la façon dont on doit parler qu’on parlera correctement ? N’est-ce pas en se réglant sur la manière et les moyens qu’ont naturellement les choses d’exprimer et d’être exprimées par la parole, qu’on réussira à parler, sans quoi l’on manquera le but et l’on n’aboutira à rien ?
Hermogène : Je suis de ton avis.
Socrate. – Or nommer, n’est-ce pas une partie de l’action de parler ? Car en nommant, n’est-ce pas ? on parle.
Hermogène. – Parfaitement.
Socrate. – Nommer est donc un acte, si parler était bien un acte qui se rapporte aux choses ?
Hermogène. – Oui.
Socrate. – Et les actes, nous l’avons vu, ne sont pas relatifs à nous, mais ont une certaine nature qui leur est propre ?
Hermogène. – C’est cela.
Socrate. – Il faut donc nommer les choses suivant la manière et le moyen qu’elles ont naturellement de nommer et d’être nommées, et non comme il nous plaît, si nous voulons être d’accord avec les conclusions précédentes ? C’est ainsi que nous pourrons réussir à nommer ; autrement nous ne le pourrons pas ?
Hermogène. – Il me semble. »[7]

Ce qui n’est ni nommé ni parlé dans cet article, ce sont la psychanalyse et la névrose.

La journaliste utilise la métaphore de la carte-mère pour parler du cerveau. Voilà le grand responsable des troubles. Voilà le traitement moderne de l’homme : il est traité comme une machine, produit par millier, à l’identique, à réinitialiser, à coder, à paramétrer, à utiliser, à séquencer, à démonter comme un ordinateur dépassé, tel l’ancêtre du Macintosh. Quand certains bossent à une réalité augmentée, d’autres décrivent une réalité amputée du principal : l’être, sa subjectivité et ses souffrances. Si c’est le cerveau de l’être et non son Moi et ses organisations intramoïques le responsable, l’être et son Moi sont exempts de responsabilité.

Faut-il se révolter contre ce vocabulaire de machiniste, faut-il accepter de voir disparaître le vocabulaire psychanalytique et psychiatriques pour faciliter la non-pensée ou le non pensé ?

Les mots choisis par cette journaliste, le parti pris, le choix d’illustrer chaque avancée par les propos des patients, le recueil d’informations fait auprès de spécialistes divers et variés démontrent l’inutilité des propos quand ils sont recueillis à « la va comme je te pousse », à « la six-quatre-deux ». Le monde de l’hôpital subit une déconstruction importante, c’est ce que je relève à la lecture de ce compte-rendu. Fini les neuropsychiatres, il n’y en a plus, vive les neurosciences, les sciences comportementales qui dissèquent l’âme humaine comme si c’était une chose, une carte-mère. La dépréciation du vocabulaire psychiatrique et psychanalytique, la dépréciation de Charcot, l’annulation de l’invention freudienne pourraient faire froid dans le dos s’il ne restait des êtres qui trouvent le chemin du cabinet du psychanalyste.

Que ceux qui désirent encore voir le jour poussent la porte du cabinet du psychanalyste. Et la lumière jaillira.

[1] Pepy, L. « « Troubles neurologiques fonctionnels : les patients en mal de reconnaissance ». Le Monde, Science & médecine, 3 juillet 2024, pp. 1-4-5.
[2] Ibid. p. 5.
[3] Faugeras, J. (2023). Névrose obsessionnelle : les obsessions voilées qui corrompent la recherche et détruisent la société. Paris, RPH-Éditions, p. 226.
[4] Platon. Cratyle, 418c-418d. Œuvres complètes, CUF, Tome V – 2e partie, Paris, Société d’édition Les Belles lettres, 1931, (ouvrage original publié 360 avant J.-C.), p. 90.
[5] Amorim, F. (de). (Dir.) Manuel Clinique de Psychanalyse, Paris, RPH-Éditions, 2023.
[6] Ibid. pp. 90-91.
[7] Platon, Ibid. pp. 90-91.

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